Neige sur Paris, Poème…

Léopold Sédar Senghor

Neige sur Paris [Senghor].

Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance

Parce qu’il devenait mesquin et mauvais

Vous l’avez purifié par le froid incorruptible

Par la mort blanche.

Ce matin, jusqu’aux cheminées d’usines qui chantent à l’unisson

Arborant des draps blancs  –  » Paix aux Hommes de bonne volonté!  »

Seigneur, vous avez proposé la neige de votre paix au monde divisé, à l’Europe divisée

A l’Espagne déchirée et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille quatre cents canons contre les montagnes de votre Paix.

Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel.

Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil.

J’oublie

Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui flagellèrent les esclaves qui vous flagellèrent

Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées qui m’ont giflé

Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine

Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique

Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes.

Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer

Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu’on manquait de matière première humaine.

Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs canines longues Et qui demain troqueront la chair noire.

Mon cœur, Seigneur, s’est fondu comme neige sur les toits de Paris

Au soleil de votre douceur

Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige

A cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes joues brûlantes .

Leopold Sédar Senghor, Extrait de Chants d’Ombre, Paris 1945. © Le Seuil, pp. 21-22

L’œuvre de Senghor

Ses premiers recueils poétiques, Chants d’ombre (1945), Hosties noires (1948), marquent l’apogée de la grande poésie nègre. Son œuvre poétique se poursuivra par la publication d’Éthiopiques (1956) et de Nocturne (1961). Homme d’État, homme de culture, homme d’action, Senghor a complété cette œuvre magistrale par nombre d’essais : Liberté 1, Négritude et humanisme (1964), Les Fondements de l’africanité, ou Négritude et arabité (1967), et quantité de discours culturels et politiques. Léopold Sédar Senghor est immortel (Membre de l’Académie Française).

1ère édition du billet, 13 mai 2010.

11 réflexions au sujet de « Neige sur Paris, Poème… »

  1. Ce poème associe la couleur blanche à la tyrannie des peuples européens, d’où le ton de rancoeur et d’ironie.

    La majuscule du mot Civilisation, comme privilège exclusif des Blancs…

    Il est aussi vrai cependant, que le poète chez Senghor, s’est laissé gagner par la mansuétude et, parallèlement à la fonte des neiges, la charité chrétienne lui a inspiré le pardon des offenses.

    Tout en s’abreuvant intellectuellement du bon lait de France ; spirituellement, de l’eau bénie chrétienne – en honorant la forme des versets chez Paul Claudel et dans la Bible – l’étudiant africain, le futur jeune agrégé de grammaire française, de l’Université de Paris, se révolte contre toute velléité d’aliénation, d’acculturation, de blanchitude… d’où le lancement, à Paris de la revue de combat et de revendication, intitulée L’Etudiant Noir où se trouve proclamé, dans un premier temps, le principe de Négritude ; lequel va fondre, dans un deuxième temps, en celui de Négritude métisse.
    « A l’Appel de la Race de Saba », autre poème-clé, le poète se sent plus africain que jamais, dépositaire d’une immense et brûlante revendication africaine, visionnaire et prophète de l’Afrique future !

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  2. Merci Bembelly de publier une oeurvre d’un si grand poête !
    Aimé Césaire, beaucoup trop inconnu, devrait paraitre davantage dans les manuels scolaires de la 6è à la terminale !!

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  3. Connaissez-vous René Depestre ?

    Ma toupie au long cours
    tourne et vibre sans repos
    sur sa pointe d’acier.
    La neige des confins de la vie
    tantôt lui fait mal aux yeux tantôt
    lui met des compresses à ses joues en feu
    […]
    Métis du golfe et des racines de Jacmel
    son métal, dur et souple, est l’hôte de la maison des poètes souverains.

    René Depestre (poète haïtien)

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